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Caroline Rondelle

Art public et controverse : XIXe-XXIe siècle

Entretien avec Julie Bawin


Julie Bawin enseigne l’histoire de l’art contemporain à l’Université de Liège et est directrice du Musée d’art contemporain en plein air du Sart Tilman. Nous l’avons rencontrée à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage : Art public et controverses aux CNRS Editions à Paris. Scandale, censure, auto-censure, vandalisme, iconoclasme... Ce livre fait le récit des controverses qui, dans l’espace public, ont animé la presse, les médias et, dernièrement, les réseaux sociaux depuis la Révolution française jusqu’à aujourd’hui.



Sculpture L.OV.E de Marizio Catalan sur la Piazza degli Affari à Milan. La sculpture représente une main géante dont tous les doigts sauf le majeur ont été coupés.

©RobOo - L.O.V.E de Maurizio Cattelan, Piazza degli Affari, Milan


Puisqu’il a fallu mettre un cadre, seules les œuvres d’art placées légalement dans l’espace public, de façon pérenne ou provisoire, sont analysées dans l’ouvrage. Il s’agit alors de traiter d’un art de commande, publique ou privée, et d’œuvres qui ont ceci de spécifique qu’elles s’imposent à tout un chacun dans l’espace public démocratique ; un espace, nous le verrons, profondément conflictuel avec des créations qui se confrontent à une pluralité de points de vue. Comme démontré tout au long du livre, l’histoire de l’art public autorisé est en soi une histoire de controverses, même si ces controverses n’ont évidemment pas toujours mené à des actes de vandalisme ou de censure.


L’espace public est un « champ de bataille », le consensus n’y est pas possible – Chantal Mouffe.

L’idée défendue par Chantal Mouffe est que l’espace public démocratique occidental est un espace dissensuel. C’est-à-dire que, contrairement au modèle habermassien selon lequel l’espace public serait un espace de confrontation des idées en vue de la mise en place d’un consensus rationnel, ici, ce même consensus est abordé comme une illusion conceptuelle. Dans ce lieu où s’affrontent des points de vue et des pratiques à vocation hégémonique, il n’y a pas de possibilité de réconciliation finale.


C’est avec l’argent du contribuable, donc, cela doit nous plaire.

Le droit de regard du citoyen est l’argument le plus récurrent et le plus constant, cela depuis le XIXe siècle. Dès 1869, dans l’affaire visant l’œuvre de Carpeaux, La Danse, une sculpture installée sur la façade de l’Opéra Garnier, on retrouve cet argument pour plaider à son retrait : « {…} ce juge, c’est le public, puisque c’est lui en fin de compte qui paie {…} » (Francisque Sarcey, Le Gaulois) Même argument avancé dans les années 1980 au sujet de Titled Arc de Richard Serra, un immense mur d’acier Corten divisant la Federal Plaza de Manhattan. Pour convaincre de la nécessité de délocaliser l’œuvre, l’un des slogans fut : « Plus d’argent du contribuable pour des bêtises ». Cet argument revient sans cesse, encore aujourd’hui. Mais il n’est évidemment pas le seul. Les autres motifs de controverses dépendent de l’évolution des mœurs, des mentalités et des critères d’appréciation esthétique. Pour reprendre l’exemple de l’œuvre de Carpeaux, deux ou trois décennies après son installation, même un public conservateur n’était plus choqué de voir des nus réalistes.


Internet, un amplificateur de controverses.

Si les controverses au sujet de l’art public existent depuis la Révolution française, il est clair qu’Internet et les réseaux sociaux ont amplifié les débats. Bien que les modes d’action (lettres ouvertes, plaintes, pétitions ou vandalisme) restent similaires, les réseaux sociaux rendent ces actes plus internationaux. Ils permettent à des groupes, au départ plutôt minoritaires, d’avoir une force d’action et de persuasion redoutable, que ceux-ci agissent pour des nobles causes ou non. En 2020, le mouvement anti-raciste « Black Live Matter » naît suite au meurtre de George Floyd. Il donne lieu à une onde iconoclaste planétaire ciblant les figures du colonialisme et de l’esclavagisme. D’autres groupes minoritaires, plutôt réactionnaires et de tendance identitaire, ont aussi utilisé les réseaux sociaux pour inciter des sympathisants à agir. Lorsque l’œuvre Tree de Paul McCarthy est installée place Vendôme à Paris, cette représentation d’un sapin stylisé ou d’un objet sexuel, selon les interprétations, sera vandalisée et sabotée très rapidement, suite aux appels de mouvements traditionnalistes comme Le Printemps français ou La Manif pour tous.

Internet a donc un impact majeur sur la censure, rendant son exercice de plus en plus horizontal. Les plateformes en ligne permettent à tout citoyen de contester, de critiquer, voire de supprimer des œuvres d'art de l'espace public à coup de posts ou de tweets.


L'homme qui mesurait les nuages de Jan Fabre. C'est une statue dorée d'un homme tendant les bras vers le ciel. A cette sculpture est accrochée une banderole avec le message "SORRY" écrit dessus en rapport avec les condamnations de son auteur pour attentat à la pudeur et harcèlement sexuel.
Sculpture baptisée La danse, de Carpeaux. Elle représente des femmes nues faisant encerclant le génie de la danse qui jaillit du milieu de ce cercle.

©Canevas-Greisch pour l'OTW,

Bannière "SORRY" accrochée à L'homme qui mesurait les nuages de Jan Fabre, Gand








©AaronVowels CC By 2.0,

La danse de Carpeaux, Façade de l'Opéra Garnier, Paris



S’attaquer à l’œuvre, est-ce s’attaquer à l’artiste ?

En général, la cible première est l’œuvre, mais l’artiste peut parfois en subir les conséquences. Que ce soit Richard Serra avec Titled Arc ou Daniel Buren avec Les Deux Plateaux : ils ont dû affronter des critiques acerbes y compris sur leur propre personne.

Une autre question brûlante à notre époque, abordée en couverture du livre, concerne les œuvres attaquées en raison du comportement de leur auteur. Faut-il dissocier l’œuvre de l’artiste ? Cette sculpture, à laquelle des contestataires ont ajouté une banderole « SORRY », n’a rien d’obscène. C’est son auteur, Jan Fabre, condamné par la justice pour attentat à la pudeur et harcèlement sexuel, qui est ciblé.


Le scandale dans l’art contemporain, c’est un coup de publicité recherché.

Les artistes ont des approches différentes face au scandale et à la réception de leur œuvre par le public. Un artiste tel que Maurizio Cattelan savait pertinemment qu’en installant la représentation de trois jeunes enfants pendus à un arbre sur une place centrale à Milan, il allait susciter le scandale. Son œuvre n’était d’ailleurs pas destinée à persister dans le temps au vu de son caractère morbide et choquant. Un cas, a contrario, est le sort réservé à l’œuvre de Sam Durant. Son œuvre devait témoigner de l’oppression dont a été victime la communauté amérindienne. Accusé d’appropriation culturelle par cette même communauté, il se retrouve piégé. Sa sculpture sera démontée et enterrée. L’auteur devra promettre de ne jamais la recréer et de transférer ses propriétés intellectuelles à la communauté amérindienne. C’est un cas parmi d’autres de censure cachée, car il est évident que les représentants de la communauté amérindienne ne se considèrent pas comme des censeurs, mais bien comme des défenseurs de leur culture.


S’il fallait choisir un cas marquant…

Le choix de notre autrice se porte sur un cas lui étant inconnu avant le début de ses recherches. La censure d’une exposition d’art public dans son intégralité. L’affaire Corridart est incroyable de par la censure totalement verticale et unilatérale qui sera appliquée. Le maire de Montréal décide, arbitrairement, de démanteler cette exposition qualifiant les œuvres de laides et de « pollution visuelle ». Sans avertissement préalable, il fit placer les œuvres à la fourrière. Comble du comble, lorsque les artistes porteront plainte, le juge donnera pleinement raison au maire censeur, avançant des arguments similaires et ignorant le principe de la liberté d’expression ainsi que les avis des experts en art.


Pourtant, il faut continuer à prendre des risques.

Les risques associés à la démocratisation de l'art, notamment à travers la consultation populaire, élément clé de la démocratie participative, est qu’en cherchant constamment un consensus, l'art risque de devenir stérile. Lorsque les créations artistiques tentent de satisfaire le goût moyen et la morale générale, il en résulte souvent des œuvres fades et conventionnelles qui ne reflètent pas la vitalité de l'art contemporain. C’est là toute l'importance de prendre des risques dans la création artistique. L'objectif n'est pas de provoquer pour attirer l'attention, mais plutôt de créer des œuvres qui interpellent et qui peuvent ébranler nos certitudes, enrichissant ainsi l'espace public au-delà d'une simple satisfaction des attentes populaires.


Retrouver l’ouvrage sur CNRS Editions ou directement en libraire : https://www.cnrseditions.fr/catalogue/sciences-politiques-et-sociologie/art-public-et-controverses/

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